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Contexte historique et doctrinal : controverses pélagienne et semi-pélagienne

Au tournant du Ve siècle, l’Église latine est agitée par la controverse pélagienne qui va profondément influencer la formulation augustinienne de la grâce. Pélage, un moine britannique actif à Rome, soutenait une vision très optimiste de la nature humaine et de la liberté. Le pélagianisme minimisait le rôle de la grâce : pour Pelage, l’homme peut, par son libre arbitre seul, éviter le péché et accomplir le bien, et la grâce de Dieu ne serait qu’une aide extérieure (enseignement, exemple du Christ, pardon des péchés) qui éclaire la conscience, sans être intrinsèquement nécessaire pour vouloir et faire le bien . Il niait en particulier la transmission du péché originel d’Adam à l’ensemble de l’humanité et considérait que les commandements divins impliquent que l’homme a par nature la capacité de les accomplir.

 

Saint Augustin, évêque d’Hippone en Afrique du Nord, s’érige en principal contradicteur de Pelage. Contre cette exaltation de la liberté naturelle, Augustin insiste sur la primauté de la grâce dans le salut : depuis la faute originelle, l’homme laissé à lui-même est moralement impuissant et esclave du péché, et il a absolument besoin de la grâce de Dieu pour être sauvé . C’est la grâce divine, agissant avec le concours de la volonté humaine, qui permet à l’homme d’accéder au bien et au salut . Augustin affirme même que « la grâce de Dieu est le bien même de la liberté », car c’est par elle que la liberté humaine est libérée de la servitude du péché et peut œuvrer au bien véritable . Inversement, une volonté laissée à elle-même (« liberté livrée à elle-même ») tourne à vide et part à la dérive, faute d’être ancrée en Dieu . Cette conception s’oppose directement à Pelage, pour qui la liberté n’avait pas besoin d’un tel appui divin.

 

Le conflit avec les Pélagiens s’est déroulé en plusieurs étapes. Dès 411–418, Augustin multiplie les écrits contre Pelage et ses disciples (tels que Célestius et Julien d’Éclane), défendant la doctrine du péché originel (tous les hommes naissent dans la condition de pécheurs) et la nécessité du secours intérieur de la grâce pour tout acte salutaire. Il obtient la condamnation des thèses pélagiennes aux conciles de Carthage (418) et par des décisions pontificales. À travers cette polémique, Augustin élabore une vision de l’humanité déchue dans laquelle « la nature humaine, créée saine et pure, a besoin depuis la rébellion primitive du secours du médecin », c’est-à-dire du Christ . Le remède du Christ, sans lequel il n’est point de salut, n’est pas mérité par l’homme mais donné gratuitement, d’où son nom de grâce (du latin gratia, faveur) . Augustin va jusqu’à dire que, tous les hommes ayant péché en Adam, la masse entière de l’humanité (massa perditionis) aurait pu justement être condamnée par Dieu; si certains sont sauvés, ce ne peut être que par une miséricorde gratuite . Cette perspective d’une humanité solidaire dans la chute et radicalement dépendante de la grâce pose les bases de la doctrine augustinienne de la prédestination, qui sera développée plus tard.

 

Par la suite, après la condamnation officielle de Pelage, une forme atténuée de son enseignement apparaît en Gaule : c’est ce qu’on appelle le semi-pélagianisme. Des moines de Marseille (comme Cassien) et de Lérins, sans nier le péché originel ni la nécessité de la grâce, estiment que la première démarche vers la foi vient de l’homme (par sa liberté) et que la grâce sanctifiante intervient ensuite pour aider à persévérer. Autrement dit, selon cette position, l’initiative du salut n’appartiendrait pas entièrement à Dieu : l’homme pourrait faire le premier pas (par exemple commencer à croire ou à vouloir le bien) de lui-même, sans la grâce préliminaire. Augustin voit dans cette thèse un danger de compromission avec l’erreur pélagienne, car elle limite le rôle de la grâce. Dans ses derniers écrits (426–430), il s’oppose vigoureusement aux semi-pélagiens en affirmant que même l’initium fidei (le commencement de la foi) est un effet de la grâce de Dieu sur la volonté humaine . La controverse se poursuivra après la mort d’Augustin et sera finalement tranchée au concile d’Orange II (529), qui adoptera une position intermédiaire dite « semi-augustinienne ». Ce concile, tout en reprenant l’essentiel de la doctrine d’Augustin sur la grâce prévenante (aucune bonne action ni même le début de la foi n’est possible sans la grâce), rejeta l’idée d’une prédestination au mal ou d’une exclusion arbitraire de la grâce (il s’agissait d’éviter l’excès d’un déterminisme absolu) . Orange proclama que la foi, bien qu’acte libre de l’homme, est à son origine un don de la grâce de Dieu éclairant l’âme et la portant à croire . De nombreux canons de ce concile ne font que citer textuellement Augustin, par exemple : « Chaque fois que nous faisons le bien, Dieu opère en nous et avec nous pour que nous l’accomplissions » (Orange II, canon 9), ou encore « On ne peut prévenir (anticiper) la grâce par aucun mérite » (canon 18), et « Aimer Dieu est entièrement un don de Dieu » (canon 25) . Ces décisions conciliaires montrent l’énorme impact de la pensée augustinienne sur la doctrine ultérieure de l’Église, tout en en rectifiant certaines formulations extrêmes concernant la prédestination des pécheurs.

 

Il faut noter qu’avant de combattre les Pélagiens, Augustin avait affronté d’autres adversaires qui l’avaient conduit à souligner des aspects différents de la vérité. Contre les manichéens (secte dualiste pour qui la nature humaine est corrompue par un principe du mal et où la liberté est plus ou moins illusoire), le jeune Augustin s’était attaché à défendre énergiquement la réalité du libre arbitre humain et la responsabilité personnelle du péché. Dans ses premières œuvres anti-manichéennes, il insiste que l’homme pèche par sa propre volonté et non par une nécessité naturelle du mal – un accent mis sur la liberté qui visait à réfuter le fatalisme manichéen. En revanche, contre les pélagiens, qui exaltaient trop la liberté humaine en niant le besoin de la grâce, Augustin met en avant de façon beaucoup plus appuyée le rôle de la grâce et relègue « dans l’ombre » le rôle de la liberté . Cette différence d’emphase tient à son souci pastoral de ne “rien concéder aux Pélagiens” de ce dont ils pourraient abuser . Autrement dit, Augustin adapte son discours selon l’erreur à combattre : face à ceux qui nient le libre arbitre (les manichéens), il exalte la liberté; face à ceux qui nient la grâce (les pélagiens), il exalte la grâce. Cela explique pourquoi certains passages de ses écrits tardifs, très durs pour la liberté humaine, peuvent sembler obscurs ou paradoxaux s’ils sont isolés de ce contexte polémique. Nous reviendrons plus loin sur l’évolution de sa pensée.

 

 

Principales œuvres d’Augustin sur la grâce

 

 

La doctrine de la grâce chez Augustin est exposée dans de nombreux écrits, composés tout au long de son ministère épiscopal, en particulier durant et après la controverse pélagienne. Parmi les principales œuvres traitant de la grâce, on peut citer :

 

  • De natura et gratia ( De la nature et de la grâce, 415) – Traité rédigé en réponse directe à une œuvre de Pélage. Augustin y réfute l’idée pélagienne que la nature humaine, créée bonne, aurait conservé par elle-même la force de pratiquer la vertu sans la grâce. Il y démontre que la Loi divine elle-même n’est pas donnée pour être observée sans aide, mais pour conduire l’homme à demander le secours de la grâce du Christ . Il y affirme clairement que le salut est un don gratuit (non mérité) et que sans le Christ médecin, la nature blessée par le péché est incapable de se redresser.

  • De spiritu et littera (De l’Esprit et de la lettre, 412) – Augustin y commente la phrase de saint Paul « la lettre tue, mais l’Esprit vivifie ». Il y enseigne que la lettre de la Loi (les commandements) ne peut produire d’elle-même que la culpabilité du pécheur, si elle n’est pas accompagnée de l’Esprit Saint qui change le cœur. Ce traité introduit déjà l’idée que la grâce intérieure de l’Esprit est nécessaire pour accomplir la Loi, contre l’erreur de n’y voir qu’une aide extérieure.

  • De peccatorum meritis et remissione et de baptismo parvulorum (Des mérites et du pardon des péchés, et du baptême des enfants, 411) – Dans cet ouvrage en plusieurs livres, Augustin établit la doctrine du péché originel et la transmission de la culpabilité d’Adam à tous ses descendants, ce qui justifie la pratique du baptême des nouveau-nés (non pour des péchés personnels, qu’ils n’ont pas, mais pour la rémission du péché héréditaire). Il insiste sur l’incapacité de la volonté humaine, depuis la chute, à mériter le salut sans la grâce. Il y reconnaît cependant – c’est un écrit relativement ancien – que l’homme conserve un libre arbitre, bien que ce dernier soit inefficace sans la grâce.

  • De gratia Christi et de peccato originali (De la grâce du Christ et du péché originel, 418) – Écrit contre Pélage et Célestius peu après le concile de Carthage. Augustin y approfondit la double réalité du péché originel et de la grâce du Christ, montrant que la justification du pécheur vient uniquement de la grâce du Christ et non des seules forces de la nature. Il y répond point par point aux arguments pélagiens, notamment à leur interprétation erronée de saint Ambroise.

  • Contra duas epistulas Pelagianorum (Contre deux lettres des Pélagiens, 420) – Réfutation de deux lettres pélagiennes adressées à un évêque, dans lesquelles Augustin expose que la grâce ne consiste pas seulement en une aide extérieure mais opère intérieurement la conversion. C’est dans ce contexte qu’il parle de la grâce prévenante véritable (voir plus bas) par opposition à la simple “aide” que concevaient ses adversaires .

  • Contra Iulianum (Contre Julien d’Éclane, 421-428) – Longue polémique en plusieurs volumes contre Julien, évêque pélagien, dans laquelle Augustin défend vigoureusement la doctrine du péché originel, la nécessité du baptême et de la grâce, et démontre que la position pélagienne va à l’encontre de la foi de l’Église. Il y utilise un arsenal scripturaire et patristique pour appuyer ses thèses.

  • De gratia et libero arbitrio (De la grâce et du libre arbitre, 426) – Ce traité, écrit vers la fin de la vie d’Augustin, répond à une objection que l’on faisait à sa théologie : en soulignant tant la grâce, n’a-t-il pas supprimé ou nié le libre arbitre humain ? Augustin s’y emploie à montrer la compatibilité entre la grâce de Dieu et la liberté de l’homme. Il y affirme en substance que ce sont en réalité les défenseurs d’un libre arbitre autosuffisant (c’est-à-dire les pélagiens) qui ruinent la vraie grâce de Dieu, alors que sa propre doctrine, loin de nier la liberté, la rétablit dans son véritable bien . Dès les premiers chapitres, il rappelle que l’homme reste doté d’une volonté libre dans ses actes bons comme mauvais, de sorte que « personne ne doit imputer son péché à Dieu, pas plus qu’il ne doit renier que sa bonne action procède aussi de sa volonté (assistée de la grâce) » . Cet ouvrage démontre qu’Augustin, même à la fin de sa vie, tient à confesser la synergie entre l’initiative de Dieu et la libre coopération de l’homme justifié.

  • De correptione et gratia (De la réprimande et de la grâce, 427) – Lettre-traité adressée à des moines, dans laquelle Augustin traite d’une difficulté pastorale : si tout dépend de la prédestination et de la grâce efficace, à quoi bon exhorter ou corriger les fidèles ? Ne risquent-ils pas de tomber dans la passivité ou le désespoir ? Augustin y explique que la prédication, l’exhortation morale et même la correction fraternelle font partie des moyens par lesquels Dieu réalise son plan de grâce. Il enseigne que la grâce donnée aux prédestinés est infaillible dans son effet (atteignant toujours son but sans violer la liberté) , mais que nous, humains, ne connaissons pas le secret des décrets divins : nous devons donc agir comme si tout dépendait de la volonté humaine (en exhortant, en punissant le péché, en encourageant la vertu), tout en priant comme si tout dépendait de Dieu. Cette œuvre introduit la notion d’“aide de la grâce” sans laquelle l’homme ne peut persévérer (adiutorium sine quo non), par contraste avec l’“aide avec laquelle il est fait qu’il persévère” (adiutorium quo) – distinction appliquée respectivement à Adam (dans l’innocence originelle) et aux élus de la Nouvelle Alliance . Dieu donnait à Adam son aide, qu’Adam était libre de suivre ou non; mais aux élus, Dieu donne une grâce plus forte qui produit en eux le vouloir et le faire du salut .

  • De praedestinatione sanctorum (De la prédestination des saints, 428) et De dono perseverantiae (Du don de persévérance, 429) – Ces deux derniers traités, adressés à Prosper d’Aquitaine et Hilaire d’Arles (deux partisans d’Augustin inquiets de l’opposition semi-pélagienne en Gaule), approfondissent la doctrine de la grâce prévenante et gratuite et du don de la persévérance finale accordé aux élus. Augustin y martèle que la foi elle-même est un don de Dieu : « le pouvoir de croire est accordé exclusivement aux élus », dira-t-il, et cette grâce qui conduit un pécheur à la justification agit de manière infaillible chez ceux qui sont appelés selon le dessein de Dieu . Il explique que la différence entre ceux qui croient et ceux qui refusent de croire tient uniquement à la grâce de Dieu qui touche le cœur : Dieu appelle tous les hommes par une vocation extérieure, mais il appelle les élus de manière “congruente” (selon un mode adapté qui suscite effectivement leur assentiment libre) . En outre, il affirme que la persévérance jusqu’à la mort dans la foi et la charité est un don spécial, non mérité, que Dieu accorde à ceux qu’il a prédestinés – ce qui explique les abandons et les apostasies (ceux qui flanchent n’avaient pas reçu ce don de persévérance, bien qu’ils aient pu recevoir d’autres grâces temporelles). Ces dernières œuvres marquent l’aboutissement de la pensée augustinienne sur la grâce et la prédestination.

 

 

En plus de ces traités doctrinaux, il convient de mentionner l’œuvre autobiographique des Confessions (vers 397-400) où Augustin, racontant sa conversion, met en scène de manière existentielle l’action irrésistible de la grâce de Dieu sur son cœur. C’est Augustin qui adresse à Dieu la célèbre prière : « Donne-moi ce que Tu commandes, et commande ce que Tu veux », reconnaissant ainsi que pour accomplir la volonté divine il a d’abord besoin du don de Dieu – phrase qui horrifia Pélage et illustre bien le cœur de la doctrine de la grâce. Cette intuition spirituelle intime deviendra plus tard un pilier de sa théologie contre Pelage.

 

 

Grâce prévenante, grâce efficace, grâce “irrésistible” : définitions

 

 

La réflexion augustinienne a introduit dans le vocabulaire théologique des distinctions subtiles quant à l’action de la grâce de Dieu. Parmi les notions importantes figurent la grâce prévenante, la grâce efficace et ce que la tradition postérieure appellera la grâce “irrésistible”. Il est utile de définir ces termes tels qu’ils se manifestent chez Augustin :

 

  • Grâce prévenante (gratia praeveniens) : C’est la grâce qui précède toute initiative ou volonté bonne de la part de l’être humain. Augustin affirme en effet, en s’appuyant sur saint Paul, que personne ne peut même commencer à croire ou à vouloir le salut sans une motion de la grâce divine . En réponse au pélagianisme, il déclare que la grâce prévenante est nécessaire pour préparer la volonté de l’homme à la conversion . Elle opère en amont de toute démarche humaine, ouvrant le cœur, éclairant l’intelligence et inspirant le bon vouloir. Ainsi, lorsque l’Écriture dit : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est Lui qui nous a aimés le premier » ou « Nul ne vient à moi si le Père ne l’attire », Augustin y voit l’affirmation que Dieu prend l’initiative du salut. Le terme prévenant signifie que cette grâce devance (pré-vient) toute bonne œuvre ou mérite de l’homme (« On ne peut prévenir la grâce par aucun mérite », dira Augustin, repris par Orange II ). La grâce prévenante est donc le fondement de la vie spirituelle : c’est par elle que Dieu touche l’âme endurcie et la tourne vers Lui, sans quoi l’homme déchu ne ferait jamais le premier pas vers Dieu.

  • Grâce efficace : Ce terme désigne la grâce de Dieu considérée dans son efficacité réelle pour produire le salut. Alors que la grâce prévenante met l’homme en mouvement vers le bien, la grâce efficace va plus loin en produisant effectivement en l’homme l’acte salutaire (la foi, la charité, la persévérance finale). Augustin, surtout dans ses écrits tardifs, insiste sur le fait que la grâce donnée aux élus est toujours victorieuse du endurcissement humain : elle atteint infailliblement le but que Dieu lui assigne, qui est la conversion et le salut . Pour décrire cela, Augustin distingue, comme nous l’avons mentionné, l’“aide sans laquelle on ne peut” (adiutorium sine quo non) et l’“aide par laquelle on fait” (adiutorium quo) . La grâce efficace correspond à cette seconde forme d’aide : ce n’est pas seulement une possibilité donnée, mais une aide qui fait advenir l’action bonne. Elle confère non seulement le posse (le pouvoir de faire le bien) mais aussi le velle et perficere (le vouloir et le faire effectivement). Ainsi, dans le cas des prédestinés, la grâce de Dieu ne se contente pas de les appeler extérieurement : elle opère intérieurement en eux la volonté de répondre et d’agir. Augustin exprime cela en disant que Dieu transforme les cœurs en y mettant le plaisir du bien : « la grâce de Dieu… produit en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir » (cf. Ph 2,13). Il parle parfois de la grâce en termes de “délectation victorieuse” : Dieu suscite dans le cœur une joie et un amour du bien tels que cette attraction surpasse les charmes du péché, emportant le consentement libre de la volonté. « Ce qui nous délecte le plus, c’est selon cela que nécessairement nous agissons », écrit Augustin – entendant par là que lorsque l’attrait de la grâce (biens spirituels) l’emporte sur l’attrait de la concupiscence (biens terrestres), l’âme choisit infailliblement Dieu. La grâce efficace est donc étroitement liée à la notion de prédestination : elle est la grâce des élus, celle qui est non seulement offerte mais portée à son effet voulu par Dieu. Toutefois, Augustin tient à préciser que cette efficacité n’abolit pas la liberté : la grâce “ne lèse pas la liberté de ceux qui la reçoivent”, même si elle assure leur bon vouloir . Elle guérit et libère la volonté captive, au lieu de la contraindre de l’extérieur.

  • Grâce « irrésistible » : Ce terme, quoique anachronique chez Augustin (il sera formulé tel quel plus tard par les théologiens postérieurs, notamment dans la Réforme ou la scolastique thomiste), vise à décrire le fait que la grâce divine, pour les élus, triomphe toujours de la résistance du cœur. En d’autres termes, personne ne finit par repousser la grâce qui conduit au salut si Dieu a décidé de la lui accorder pleinement. Augustin enseigne effectivement que la grâce de conversion donnée aux élus ne sera finalement pas rejetée : Dieu sait la façon de toucher chaque âme de façon adéquate (grâce « congrue ») pour qu’elle consente librement au salut . Il n’emploie pas le mot irrécusable ou irrésistible (qui pourrait laisser croire que la volonté est forcée malgré elle), mais il exprime l’idée en termes de victoire de la joie meilleure ou d’attrait intérieur invincible de la vérité. Cette grâce est intérieure, secrète, profonde, agissant au niveau des désirs du cœur plus qu’au niveau d’une contrainte externe. Ainsi, même s’il admet théoriquement que l’homme garde la capacité de résister (puisqu’il reste libre), dans les faits les élus ne résisteront pas à l’appel intérieur de Dieu. Augustin par exemple commente Jean 6,44 (« Nul ne vient à moi, si le Père ne l’attire ») en ces termes : « L’âme est attirée vers Jésus Christ par amour, comme un enfant est attiré par des friandises ; on n’impose pas la foi, on la fait aimer ». C’est en ce sens que la grâce peut être dite irrésistible : elle n’anéantit pas la volonté, elle la convainc victorieusement. À l’inverse, ceux qui ne viennent pas à la foi sont ceux à qui Dieu, dans sa justice (ou son mystère), n’accorde pas cette grâce efficace : ils reçoivent éventuellement des appels extérieurs ou des grâces suffisantes pour se convertir, mais qu’ils finissent par refuser faute d’un secours intérieur décisif. Augustin rejoint ici l’asymétrie paulinienne : « Dieu fait miséricorde à qui Il veut, et Il endurcit qui Il veut » (Rm 9,18). Toutefois – nuance importante – Dieu « endurcit » en laissant dans leur endurcissement des pécheurs qui ne mériteraient de toute façon rien d’autre, alors qu’il fait miséricorde gratuitement à d’autres. Nous retrouvons là la dramatique de la prédestination.

 

 

En résumé, Augustin développe une pensée où la grâce de Dieu entoure l’homme à chaque étape du salut : elle le précède (grâce prévenante), agit en lui infailliblement pour produire l’assentiment et les œuvres bonnes (grâce efficace), et le maintient jusqu’au bout (don de persévérance), de sorte que, pour les bénéficiaires de la grâce, le salut est entièrement grâce du début à la fin. Dans le même temps, cette action divine s’insère dans la volonté humaine sans la détruire, mais en la libérant.

 

 

Grâce et liberté humaine : une synergie transformante

 

 

L’un des génies de saint Augustin est d’avoir souligné que la grâce ne détruit pas la liberté mais au contraire la rend véritablement libre. Dans sa lutte contre Pelage, Augustin a pu sembler rabaisser le libre arbitre au point que certains lecteurs ont cru qu’il le niait. En réalité, Augustin maintient fermement l’existence du libre arbitre, mais il en constate l’infirmité sans la grâce. Sans la grâce, le libre arbitre est “libre” en théorie mais impuissant en pratique : Augustin le qualifie de liberum arbitrium captivum, une « liberté captive » du péché, esclave de mauvaises inclinations . Sous l’influence de la grâce, au contraire, ce libre arbitre devient un liberum arbitrium liberatum, un « libre arbitre libéré » du joug du mal . Cette formule lapidaire résume bien sa pensée : l’homme déchu possède la liberté du choix, mais ce choix ne peut aboutir au bien qu’autant que la grâce vient le délivrer et l’habiliter.

 

Augustin illustre cette dynamique par l’image de la maladie et du médecin : un malade peut bouger (il n’est pas un cadavre sans volonté), mais il ne peut se guérir tout seul; il lui faut le médecin et le remède pour recouvrer une santé qui lui permette de réellement poser des actes sains. De même, le pécheur sans grâce peut vouloir des biens limités, mais il n’a pas la force d’accomplir l’appel divin sans la guérison intérieure. Ainsi, loin d’être en contradiction, la grâce et le libre arbitre coopèrent étroitement au salut de l’homme, chacun à son niveau : Dieu comme cause première, l’homme comme cause seconde et instrumentale. Augustin résume cela en affirmant : « Chaque fois que nous faisons le bien, Dieu opère en nous et avec nous pour que nous l’accomplissions » (canon cité par Orange II) . La part de Dieu est première (opère en nous), la part de l’homme suit (avec nous), mais les deux concourent à l’acte bon. Autrement dit, la grâce inspire, accompagne et accomplit tout acte méritoire, mais l’homme y concourt librement, quoique secondé à chaque pas.

 

Il est vrai qu’Augustin a aussi écrit des phrases qui semblent attribuer tout le bien à Dieu seul et tout le mal à l’homme. Par exemple : « Si l’homme fait le bien, c’est Dieu qui agit en lui; si l’homme pèche, cela vient de lui-même ». De même, il affirme que sans la grâce, le libre arbitre ne sert qu’à pécher . Ces formules visent à exclure toute idée pélagienne de mérite purement humain, mais elles ne nient pas que l’homme agisse lui aussi dans le bien, simplement elles rappellent que le bien trouve sa source en Dieu. Augustin clarifie dans De natura et gratia : « Le secours de Jésus-Christ, sans lequel il n’est pas de salut, n’est pas le prix du mérite, mais on le reçoit gratuitement; voilà pourquoi on l’appelle grâce » . Dès lors, même l’acte libre par lequel l’homme accepte la grâce est, en profondeur, produit par la grâce. Cette conviction évite qu’on fasse de la décision humaine initiale un mérite. Cependant, Augustin prend soin de sauvegarder le volontarisme de l’acte de foi ou de charité : c’est volontairement et librement que ceux qui croient répondent à l’appel de Dieu, tout comme c’est librement que d’autres refusent cet appel . La différence, ajoute-t-il, vient de ce que dans un cas la grâce a touché le cœur de façon congruente, dans l’autre cas non . On voit par là qu’Augustin n’ôte pas à la volonté son rôle décisionnel; il la fait seulement dépendre d’influences dont Dieu est maître.

 

Dans De gratia et libero arbitrio, Augustin se plaint qu’à son époque « certains, en affirmant la grâce, nient le libre arbitre, tout comme d’autres, en affirmant le libre arbitre, nient la grâce » . Il cherche donc la voie médiane : contre les seconds (Pélage), il souligne qu’aucune bonne œuvre ne peut être attribuée à l’homme sans la grâce; contre les premiers (des moines fatalistes peut-être), il affirme que la grâce n’anéantit pas la responsabilité. Il approuve ainsi la formule de saint Jérôme : « Dieu nous a créés libres, et Il ne nous attire ni à la vertu ni au vice par nécessité ; autrement, là où il y a nécessité, il n’y a pas de couronne (mérite) » . Augustin ajoute aussitôt : « Toutefois, dans le bien accompli, il n’y a aucun lien de nécessité qui nous contraindrait, parce que la liberté même est celle de la charité » . Cette précision est capitale : la charité (c’est-à-dire l’amour de Dieu répandu par l’Esprit Saint) est par nature libre, non forcée – on ne peut aimer par obligation. Quand l’homme agit par amour de Dieu, il est au comble de sa liberté intérieure. Ainsi, plus la grâce augmente (c’est l’amour divin en nous), plus la liberté s’épanouit. Il n’y a donc pas contradiction mais accord profond entre la grâce et la liberté : « où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3,17).

 

Augustin a également forgé une maxime pour exprimer cette synergie, souvent reprise ensuite : « Dieu qui t’a créé sans toi, ne te sauvera pas sans toi ». Dieu a créé notre nature sans notre consentement (évidemment, nous n’existions pas), mais Il ne nous justifiera pas sans que nous y consentions librement. La créature raisonnable n’est pas un objet passif dans l’ordre du salut. Quand Augustin dit que « la volonté humaine, aidée de la grâce, peut vivre sans péché » et que si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne veut pas coopérer pleinement , il met l’accent sur la persistance du rôle humain dans l’échec comme dans la réussite. Bref, l’homme garde toujours la capacité de dire “oui” ou “non” à Dieu, mais sans Dieu il ne peut efficacement dire “oui”.

 

Pour résumer, la liberté humaine n’est pas niée par Augustin, mais elle est renouvelée : d’un libre arbitre égocentrique et voué à l’impuissance (liberté du péché), la grâce fait une libre volonté amoureuse de Dieu (liberté du bien). Cette transformation, Augustin la voit à l’œuvre chez tout croyant authentique – et il l’a vécue lui-même dans sa conversion. « L’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’Esprit » (cf. Rm 5,5) nous fait vouloir le bien par plaisir et non par contrainte. Ainsi, la grâce « ancre le libre arbitre sur Dieu comme sur le roc », écrivait-il, tandis que sans la grâce, le libre arbitre « flotte parmi les vanités » . La théologie de la grâce chez Augustin est donc aussi une anthropologie de la liberté libérée : Dieu ne vient pas briser notre volonté, Il la guérit et la porte à son accomplissement (le bien). C’est pourquoi Augustin peut déclarer paradoxalement : « Servir Dieu, c’est régner », car la soumission à la grâce fait sortir l’homme de l’esclavage du péché pour entrer dans la glorieuse liberté des enfants de Dieu.

 

 

La prédestination chez Augustin

 

 

La question de la prédestination est étroitement liée à la doctrine de la grâce chez Augustin, au point d’en être le prolongement logique. Si en effet le salut de l’homme dépend en tout de la grâce de Dieu, et que cette grâce est donnée à certains et pas à d’autres, il faut bien admettre que Dieu choisit éternellement ceux à qui Il fera miséricorde. Augustin n’aborde pas d’emblée la prédestination dans ses premières œuvres contre Pelage, mais la notion devient de plus en plus explicite dans ses écrits tardifs (après 425), surtout face aux objections semi-pélagiennes.

 

Pour Augustin, la prédestination divine est le dessein éternel de Dieu d’accorder la grâce du salut à un certain nombre de personnes gratuitement choisies en Christ. Il la fonde sur saint Paul : « Dieu nous a élus en Lui (le Christ) avant la fondation du monde… » (Ép 1,4) ou « Ceux qu’Il a prédestinés, Il les a aussi appelés; ceux qu’Il a appelés, Il les a justifiés; et ceux qu’Il a justifiés, Il les a glorifiés » (Rm 8,30). Augustin insiste que cette prédestination est antérieure à tout mérite humain, y compris le mérite de la foi : Dieu ne prédestine pas en se basant sur la prévision de notre foi ou de nos œuvres, c’est au contraire notre foi et nos bonnes œuvres qui résultent de la prédestination de Dieu (car ce sont des dons de sa grâce) . En d’autres termes, Dieu n’a pas choisi Pierre et Paul parce qu’il prévoyait qu’ils croiraient, mais s’ils ont cru c’est parce qu’Il les avait choisis et leur a fait don de la foi. Cette inversion par rapport au sens commun est un point capital de la doctrine augustinienne.

 

La “massa damnata” : Augustin explique la prédestination par le fait que tous les hommes formant une même masse issue d’Adam étaient justement condamnables (en raison du péché originel universel). Dieu, dans un dessein à la fois de justice et surtout de miséricorde, a décidé d’en sauver certains, non par leurs mérites (ils n’en avaient aucun qui vînt d’eux), mais gratuitement. Il les a aimés le premier, leur a envoyé l’Évangile, a touché leur cœur par sa grâce, les a justifiés et les conduira jusqu’à la gloire céleste. Ceux-là sont les prédestinés ou “élus”. Les autres, Dieu les a laissés dans la masse de perdition où leurs péchés les entraînent logiquement. Il ne leur cause pas le mal (Augustin répugne absolument à l’idée que Dieu pousserait quelqu’un au péché), mais Il ne leur accorde pas le don de la conversion efficace. Ainsi, d’une part, Dieu ne veut qu’aucun homme ne soit sauvé sans la grâce, mais d’autre part Il ne décrète pas de donner à tous la grâce qui sauve. Il y a un certain mystère d’élection que saint Augustin s’incline à adorer, non sans drame, car il en reconnaît le côté redoutable.

 

Il est important de souligner qu’Augustin ne prêche pas une “double prédestination” symétrique (Dieu qui décrèterait l’un pour le Ciel, l’autre pour l’enfer de manière également active). Il défend au contraire que Dieu veut positivement le salut de ceux qu’Il prédestine (c’est son œuvre), mais que la perdition des autres n’est pas un vouloir de Dieu, c’est le juste retombé de leur état de péché où Dieu les laisse. Le concile d’Orange, plus tard, formulera cela en disant que Dieu ne prédestine personne au mal . Augustin lui-même n’a jamais dit que Dieu veut la damnation d’untel comme fin en soi ; il dit seulement que Dieu ne veut pas sauver tout le monde, ce qui revient à permettre la damnation de certains. Sur ce point, Augustin restait en deçà de certaines thèses extrêmes : par exemple, il n’affirme pas que le Christ n’a pas versé son sang pour les non-élus (cette idée viendra plus tard avec le jansénisme, par lecture restrictive de sa doctrine). Augustin semble plutôt penser que le Christ est mort pour tous les hommes quant à la suffisance du sacrifice, mais que seuls les élus bénéficient effectivement de ses fruits, car il faut le lien de la foi pour en profiter, et cette foi n’est donnée qu’aux élus.

 

Un aspect délicat est la question de savoir si l’homme a encore une quelconque part dans son sort éternel. À première vue, chez Augustin, tout dépend de Dieu : « Ce qui distingue le croyant du non-croyant, c’est la grâce de Dieu, non le libre arbitre humain ». Cependant, Augustin admet que demeure une certaine obscurité sur la façon dont Dieu opère ses choix. Dans De spiritu et littera, il suppose que les incrédules résistent à la grâce du premier appel, parce que Dieu “en les appelant, respecte leur libre arbitre” . Ainsi, l’appel évangélique peut être rejeté par l’homme, sans que Dieu fasse violence pour le contraindre à croire. Mais alors, pourquoi tel résiste et tel autre cède à l’appel ? Plutôt que d’y voir une cause première en l’homme, Augustin suggère que cela provient de la manière dont la grâce a été présentée : ceux qui acceptent ont été “appelés d’une manière congruente à leur disposition”, ceux qui refusent ne l’ont pas été . Il introduit ainsi la notion de “grâce congrue” (c’est-à-dire appropriée au contexte psychologique de la personne) : Dieu connaît parfaitement ses créatures et sait comment approcher chacune. Les élus sont ceux que Dieu appelle de façon à vaincre finalement leur résistance, tandis que les autres reçoivent une offre plus “générale” qu’ils gaspillent. Cette explication permet à Augustin de concilier l’universalité de l’appel à la foi avec l’efficacité particulière chez les élus. On remarquera que cela ressemble à s’y méprendre à ce que la théologie moliniste (16e s.) appellera aussi gratia congrua par rapport à la gratia efficax. Ainsi, même sans disposer de tout le vocabulaire postérieur, Augustin pose déjà des jalons pour penser une efficacité de la grâce en harmonie avec la liberté et la prescience divine.

 

En définitive, Augustin voit dans la prédestination un motif d’humilité et d’action de grâce pour les croyants. Puisque tout bien en nous vient de Dieu, nul ne peut se glorifier d’être sauvé par son propre mérite. C’est Dieu qui fait la différence : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? » (1 Co 4,7). Cette conviction inspire chez Augustin une profonde attitude de louange à la grâce. Il n’ignore pas, cependant, que le dogme de la prédestination peut troubler les âmes et soulever des questions douloureuses (Pourquoi Dieu ne sauve-t-Il pas tous, alors qu’Il en aurait le pouvoir ? etc.). Sa réponse se réfère à la sagesse insondable de Dieu et à la justice de ses voies, que l’esprit humain ne peut totalement embrasser. Il rappelle que Dieu ne doit rien à personne sinon à sa propre promesse ; s’Il avait voulu ne sauver personne, Il n’aurait pas été injuste (étant donné le péché universel) . S’Il en sauve plusieurs, c’est pure grâce. Cette asymétrie conserve un élément de sévérité, mais Augustin la vit d’abord comme un appel à la confiance absolue en la miséricorde pour soi et à la résignation quant au mystère des desseins divins pour autrui.

 

 

Conséquences ecclésiologiques, pastorales et spirituelles de la doctrine augustinienne

 

 

La doctrine de la grâce selon saint Augustin a eu des répercussions immenses dans la vie de l’Église, aussi bien sur le plan doctrinal (magistère, conciles) qu’au niveau pastoral et spirituel.

 

1. Conséquences ecclésiologiques et doctrinales : Augustin, par son influence, a contribué à fixer la doctrine catholique sur plusieurs points fondamentaux. Grâce à ses écrits, l’Église latine a compris avec une clarté renouvelée la réalité du péché originel et la nécessité du baptême des enfants, non pour effacer un péché personnel inexistant, mais pour les purifier de la faute originelle et les remplir de la grâce du Christ. L’augustinisme a inspiré les canons de plusieurs conciles locaux (Carthage 418, Milevis 416) qui ont condamné le pélagianisme, puis, un siècle plus tard, le concile d’Orange II (529) comme on l’a vu, qui a entériné la nécessité de la grâce à tous les stades du salut. On peut dire qu’Augustin a défini l’orthodoxie occidentale sur la grâce, orthodoxie que partageront aussi bien les théologiens médiévaux (saint Thomas d’Aquin citera Augustin à profusion sur la grâce) que les Réformateurs du XVIe siècle (Luther était moine augustin, et Calvin se réfère souvent à Augustin). Chaque fois qu’une controverse sur la grâce a resurgi dans l’histoire (Réforme protestante, querelle du jansénisme au XVIIe siècle, etc.), on est revenu aux textes d’Augustin, soit pour les suivre littéralement, soit pour les interpréter. Par exemple, les jansénistes prétendront restaurer “l’augustinisme authentique” face à ce qu’ils voyaient comme un laxisme, en mettant l’accent sur la grâce efficace et la prédestination, tandis que les jésuites tenteront une lecture plus modérée. Quoi qu’il en soit, Augustin est devenu une autorité doctrinale incontestée : le concile de Trente lui-même, au XVIe siècle, en définissant la justification, s’inspire de son enseignement sur la coopération de l’homme avec la grâce (Trente évite toutefois le mot “prédestination” et insiste sur la possibilité pour tous de se convertir, nuances par rapport à Augustin). Sur le plan ecclésial, la doctrine de la grâce a aussi des incidences sacramentelles : c’est parce que la grâce est absolument nécessaire que les sacrements (canaux de la grâce) occupent une place centrale. Augustin, confronté aux Donatistes, a défendu que les sacrements opèrent ex opere operato (par la puissance de Dieu et non la qualité du ministre), renforçant ainsi la confiance de l’Église dans l’objectivité de la grâce sacramentelle. Enfin, ecclésiologiquement, l’idée que personne ne peut faire le bien sans la grâce souligne le rôle de l’Église comme mère dispensatrice de la grâce (par l’enseignement et les sacrements). L’Église n’est plus vue simplement comme une assemblée de justes, mais comme un hôpital spirituel où des pécheurs guérissent par la grâce – conception très augustinienne.

 

2. Conséquences pastorales : Sur le terrain de la prédication et de l’accompagnement spirituel, Augustin fournit à la fois un message de dépouillement et un message de confiance. D’un côté, le pasteur doit sans cesse rappeler aux fidèles que, sans Dieu, ils ne peuvent rien : cela les incite à l’humilité, à la prière, à la vigilance contre l’orgueil. Augustin lui-même exhortait ses fidèles à prier ainsi : « Seigneur, fais-nous la grâce de faire ce que Tu commandes ». Il enseignait que même après le baptême, l’homme a besoin continuellement du secours divin (contre l’auto-satisfaction). De l’autre côté, le message augustinien est plein de réconfort pour qui se confie à Dieu : puisque Dieu fait tout en nous, le croyant peut avoir une assurance sereine en la fidélité de Dieu. Augustin encourage à compter sur la grâce dans les combats moraux : face à une tentation, il conseille de s’appuyer sur la force de Dieu plutôt que sur ses propres résolutions. Cela n’empêche nullement l’effort ascétique, mais cet effort est vu comme réponse à une grâce déjà à l’œuvre, non comme une initiative autonome. Pastorale délicate cependant : certains de ses moines, mal comprenant sa doctrine, eurent la tentation de la passivité (“si je suis élu, je serai sauvé de toute façon; si je ne le suis pas, à quoi bon agir ?”). Augustin répond dans De correptione et gratia que nul ne connaît son état d’élu ou non, et que Dieu veut que nous passions par la coopération et les moyens du salut. Il insiste sur la nécessité de prêcher, de conseiller, de corriger, car la parole du prédicateur est elle-même un instrument par lequel Dieu touche les cœurs . Le pasteur doit donc travailler comme si le salut dépendait de cela, tout en sachant en foi que Dieu seul donne l’accroissement.

 

Il y a aussi une conséquence pastorale concernant la discipline de l’Église : Augustin, après avoir tant exalté la grâce, a dû justifier la pratique de l’excommunication ou de la réprimande envers les pécheurs dans l’Église. S’ils sont prédestinés, Dieu les ramènera; s’ils ne le sont pas, les corriger est vain – objectaient certains. Augustin répond que la correction fraternelle est un devoir de charité, et peut justement être l’occasion prévue par Dieu pour remettre sur le droit chemin un élu momentanément égaré. Ainsi, croire à la grâce n’annule pas l’effort moral, au contraire : parce que la grâce rend possible la victoire sur le péché, on peut espérer amender autrui en l’exhortant, là où un païen fataliste abandonnerait l’espoir. Cette confiance que personne n’est irrémédiablement mauvais par nature (puisque la grâce peut toujours le changer) nourrit un zèle apostolique et missionnaire. Saint Augustin, fort de cette conviction, sera un ardent évangélisateur et catéchète, persuadé que Dieu peut toucher les cœurs les plus rebelles.

 

3. Conséquences spirituelles : Sur le plan de la vie intérieure, la doctrine de la grâce invite chaque croyant à plusieurs attitudes essentielles.

 

  • D’abord, à la gratitude et à la louange. Si tout bien vient de Dieu, le chrétien doit rendre grâces en tout temps. Augustin ne cesse d’attribuer à Dieu ses propres mérites : « Si je suis chaste, c’est Dieu qui m’en a fait le don »; « A Dieu soit la gloire qui agit en nous ». Cette action de grâces permanente éloigne l’âme de la vaine gloire et la tourne dans l’amour vers la Source de tout bien.

  • Ensuite, à l’humilité et la connaissance de soi : la grâce d’Augustin apprend à l’âme qu’elle est pauvre par elle-même. Cela conduit à l’humilité, condition pour recevoir plus de grâces. Augustin fait souvent cette prière : « Seigneur, fais que je me connaisse, afin que je Te connaisse », voulant dire par là qu’en reconnaissant sa misère on expérimente davantage la miséricorde de Dieu. La doctrine de la prédestination, bien comprise, doit inciter à briser tout orgueil spirituel. Personne ne peut se croire meilleur qu’un autre de par soi-même. Cela crée dans l’Église une égalité fondamentale des fidèles comme pécheurs graciés.

  • Par ailleurs, la grâce augustinienne nourrit la confiance filiale envers Dieu. Puisque c’est Dieu qui opère en nous le vouloir et l’agir, le fidèle peut s’abandonner à sa conduite. C’est le thème de la Providence qui découle de la prédestination : toutes choses (y compris nos chutes passagères) concourent au bien de ceux qui aiment Dieu (Rm 8,28), donc de ceux que Dieu aime. Augustin invite à la paix intérieure en se reposant sur la volonté divine, infiniment sage et bonne même si on ne la comprend pas toujours. Cela peut aller jusqu’à accepter, par abandon, qu’un être cher ne reçoive pas apparemment la grâce (Augustin a médité douloureusement sur le sort des non-baptisés, comme son propre père Patricius mort catéchumène). Il faut faire confiance que Dieu est juste et ne damnera personne injustement.

  • Enfin, la doctrine de la grâce encourage une vie de prière fervente. Si tout dépend de Dieu, il faut tout demander à Dieu. Augustine insiste sur la prière de demande comme moyen d’obtenir la persévérance. Ses écrits sur la prédestination ne visent pas à dire “tout est joué d’avance, inutile de prier”, bien au contraire : pour lui, la prière est le signe que Dieu a commencé son œuvre en nous et c’est l’instrument par lequel il la mènera à bien. L’Esprit Saint inspire la prière au cœur du croyant pour qu’il obtienne ce dont il a besoin. La spiritualité augustinienne est donc une spiritualité de la dépendance aimante : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5), rappelle-t-il souvent. Mais dans le même temps : « Je puis tout en Celui qui me fortifie » (Ph 4,13). Cette tension dynamique pousse à une grande ferveur (tout attendre de Dieu) jointe à une grande humilité (se reconnaître débiteur en tout).

 

 

Au plan communautaire, la vision d’Augustin peut aussi apporter un esprit de charité et de patience. Sachant que la conversion des âmes est grâce, on ne doit ni désespérer de personne, ni s’irriter outre mesure contre les pécheurs : il faut prier pour eux en espérant leur conversion future. Combien d’exemples dans la vie d’Augustin – lui-même autrefois pécheur converti par les larmes de sa mère – montrent qu’il ne faut désespérer de personne tant qu’il vit. Cette conviction provient de sa foi en une grâce toujours possible, tant que dure le temps de la patience de Dieu.

 

On pourrait aussi évoquer les conséquences sur la liturgie (l’Église post-augustinienne met dans la bouche des fidèles nombre de prières sur la grâce, par ex. « Seigneur, sans toi rien n’est innocent » dans la liturgie gallicane) ou sur la culture (l’idée que la nature a besoin d’être élevée par la grâce influencera le développement de la pensée médiévale sur le rapport nature/grâce). Mais ce serait élargir excessivement notre propos.

 

En somme, la doctrine augustinienne de la grâce, bien que exigeante et parfois âpre (surtout sur la prédestination), a profondément alimenté la vie spirituelle chrétienne : elle a donné un cadre pour comprendre que Dieu est tout en tous sans supprimer la créature, elle a exalté l’initiative divine de l’amour et placé la vertu d’humilité au centre du chemin vers Dieu, elle a inculqué l’importance de la prière confiante, et a rappelé aux pasteurs leur devoir de prêcher la grâce sans fléchir.

 

 

Évolution de la pensée de saint Augustin sur la grâce

 

 

La pensée d’Augustin sur la grâce n’est pas restée statique : elle a connu un développement notable au fil de sa vie, en lien avec ses expériences et les débats qu’il a traversés. Il est éclairant de retracer cette évolution, qui témoigne de l’ajustement progressif de sa théologie.

 

1. Les premières années (avant 396) : Fraîchement converti (en 386) et ordonné prêtre puis évêque (en 395), Augustin est d’abord absorbé par les controverses contre les manichéens et les donatistes. Dans cette période, son insistance porte sur la responsabilité morale de l’homme. Par exemple, dans son dialogue De libero arbitrio (389-394), il soutient vigoureusement l’idée que Dieu n’est pas la cause du mal, mais que l’homme, par son libre arbitre, choisit le mal – c’était dirigé contre la vision manichéenne fataliste. De même, face aux donatistes (qui posaient d’autres problèmes, liés aux sacrements), la question de la grâce n’était pas le point central. On peut dire qu’au tournant du IVe siècle, Augustin croit bien sûr à la nécessité de la grâce, qu’il mentionne dans ses Confessions et ses lettres, mais il ne l’a pas encore systématiquement approfondie. D’ailleurs, on relève que le jeune Augustin n’avait pas immédiatement saisi toute l’ampleur de la doctrine du péché originel : il tardera à comprendre pleinement la transmission de la culpabilité adamique. On cite souvent l’appréciation de l’un de ses amis (le diacre Paulin de Milan) auquel il confie la phrase « Da quod iubes… » : Pelage, entendant cela vers 405, fut choqué, ce qui laisse penser qu’Augustin précédait déjà la controverse sur ce point. Un moment charnière est la rédaction de la Question 2 ad Simplicianum (396-397) : Augustin, répondant à une question sur l’Épître aux Romains (ch. 9) et le mystère de l’élection de Jacob et Ésaü, en vient à admettre que la grâce de Dieu fait tout le travail dans le cœur de Jacob et qu’ainsi « la prédestination de Dieu est la source des bons mouvements de l’homme ». Il confesse y avoir changé d’avis par rapport à une opinion antérieure plus synergique . Certains historiens considèrent cet épisode comme la véritable “conversion théologique” d’Augustin à la doctrine de la grâce toute-puissante. Cependant, ce développement reste alors dans le domaine spéculatif : Augustin n’en fait pas encore un thème majeur de prédication.

 

2. La crise pélagienne (411–418) : C’est véritablement la confrontation avec Pelage qui oblige Augustin à pousser très loin sa réflexion sur la grâce. À partir de 411, il publie successivement de nombreux traités anti-pélagiens où, à chaque fois, il renforce ses positions. On constate un net durcissement de son langage entre ses premières ripostes (vers 412-415) et ses dernières (vers 427-429). Par exemple, dans De peccatorum meritis (412), Augustin admet encore que théoriquement un homme justifié pourrait éviter tout péché avec l’aide de la grâce, et il laisse ouverte la question du sort des non-évangélisés. Mais quelques années plus tard, confronté à l’obstination de Julien d’Éclane, il accentue la thèse de la corruption radicale de l’humanité et de l’absolue nécessité de la grâce intérieure. De même, il précise de plus en plus la notion de prédestination. Au début, il parle surtout de la grâce en termes de secours universel voulu par Dieu pour tous (par ex., en 414, il peut écrire que Dieu veut sauver tous les hommes, reprenant 1 Tm 2,4, sans trop commenter la non-réalisation de cette volonté). Plus tard, vers 427, il n’hésite plus à parler d’un nombre fixé d’élus et du fait que Dieu n’accorde pas à tous le don de la persévérance. Ses lettres à Prosper et Hilaire montrent qu’il assume une position très ferme, qui suscitait d’ailleurs l’étonnement de certains de ses disciples plus modérés. En 427, les moines d’Adrumète sont bouleversés en lisant De correptione et gratia, craignant que la prédestination abolisse l’effort : signe que le ton d’Augustin était devenu extrême au point d’être mal compris. Il rédige alors De gratia et libero arbitrio pour rectifier les malentendus, preuve qu’il se rend compte du déséquilibre potentiel de son insistance exclusive sur la grâce . Ainsi, on peut dire qu’entre 411 et 430, Augustin creuse toujours davantage le sillon de la souveraineté de la grâce, quitte à paraître rogner de plus en plus sur la part humaine.

 

3. Les dernières années (426–430) : Comme on vient de le décrire, cette période est dominée par les polémiques sur la prédestination et la persévérance. Augustin y atteint l’aboutissement de sa doctrine : sola gratia. Il confesse n’avoir laissé à l’homme que son incapacité et son péché propre, tout le reste venant de Dieu . Néanmoins, jusqu’au bout il maintient – du moins théoriquement – la réalité du libre arbitre : dans De natura et gratia §67, il rappelle encore que l’homme n’est pas tiré malgré lui ni au bien ni au mal . Il se justifie en disant que lorsqu’il parlait contre les manichéens, il a exalté la liberté, et que face aux pélagiens il ne renie pas la liberté mais qu’il souligne la grâce parce que l’adversaire du moment l’exige . Cette explication montre une certaine conscience chez Augustin de la variation de son propre discours. D’ailleurs, dans ses Rétractations (ouvrage où, à la fin de sa vie, il passe en revue toutes ses œuvres pour y signaler d’éventuelles corrections), Augustin admet que si c’était à refaire, il écrirait certains passages autrement, notamment en clarifiant mieux la part de Dieu et de l’homme. Il ne renie aucune de ses thèses, mais il reconnaît la difficulté de les formuler sans risque de méprise.

 

Il est intéressant de noter que le concile d’Orange (529), qui sanctionne en quelque sorte la réception de l’augustinisme, a opéré une synthèse nuancée : il reprend la plupart des idées d’Augustin sur la grâce prévenante et nécessaire (allant contre le semi-pélagianisme), mais il évite les aspects les plus raides de ses dernières vues (il insiste que Dieu veut sauver tous les hommes et que personne n’est prédestiné au mal, se gardant donc d’un certain élitisme). On parle pour Orange de semi-augustinisme, ce qui reflète bien que l’Église n’a pas retenu absolument tout Augustin à la lettre, mais l’essentiel oui. Cela signifie que la pensée d’Augustin a elle-même des strates : un Augustin « modéré » et un Augustin « radical ». Or Orange se situe plutôt du côté modéré, celui de De natura et gratia et De gratia Christi par exemple, plus que du côté ultra de De dono perseverantiae. Ce constat nuance l’idée d’une évolution strictement linéaire. En réalité, même tardivement, Augustin reste capable de modération (quand il cite Jérôme sur le libre arbitre en 428, il l’approuve pleinement ). Et dès le début de la crise pélagienne, il posait les principes radicaux (en 396, son Ad Simplicianum contient déjà tout en germe). Donc c’est plutôt une question d’accent et de contexte.

 

On peut dire en conclusion qu’Augustin, par tempérament et par charité, a toujours cherché à proclamer toute la vérité de Dieu face à l’erreur du moment, même si cela impliquait de mettre certaines affirmations en veilleuse temporairement. Sa doctrine de la grâce est profondément cohérente dans son axe central (tout est grâce, rien de bon sans elle), mais sa présentation a varié. Le jeune évêque d’Hippone mettait l’accent sur l’appel à la conversion (comme dans ses sermons aux catéchumènes) en présupposant la grâce sans trop en parler, alors que l’Augustin âgé, blessé par l’incompréhension de ses adversaires, martèle la gratuité du salut et le mystère de l’élection au risque de choquer. Cette évolution montre une unification progressive de sa pensée : à la fin, toutes ses réflexions (sur la Trinité, sur le Christ, sur l’Église, sur la liberté) convergent vers l’idée que Dieu opère tout en tous et que l’homme n’a qu’à s’abandonner à la miséricorde. C’est pourquoi on a pu dire qu’Augustin était devenu « le docteur de la grâce » par excellence, alors même qu’à son début il ne semblait pas destiné à insister tant sur ce point (lui qui avait au départ combattu plutôt pour la liberté contre le fatalisme manichéen).

 

En définitive, la doctrine augustinienne de la grâce, forgée dans la prière, l’étude et la controverse, demeure un héritage majeur de la théologie chrétienne. Elle rappelle avec force que le salut est un don immerité de Dieu, que l’amour divin précède et accomplit tout bien en nous, et que loin d’annuler la liberté, la grâce la guérit et la porte à son accomplissement. Cette vision, d’une profondeur théologique et spirituelle inépuisable, a alimenté la réflexion de siècles de penseurs et continue d’inspirer aujourd’hui la manière dont on conçoit le rapport entre Dieu et l’homme dans l’œuvre du salut. Saint Augustin nous a légué une maxime qui pourrait résumer toute sa doctrine : « Si l’homme attribue à Dieu ses mérites, il reconnaît par là même les grâces de Dieu; et s’il attribue à Dieu ses grâces, il ne manque pas d’obtenir ce qu’il demande ». Tout est grâce – telle est, en dernière analyse, la bonne nouvelle qu’Augustin a voulu transmettre, pour la plus grande gloire de Dieu et pour que l’homme, humble et aimant, trouve son repos dans la grâce du Seigneur.

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